Ledum palustre –  Ph. Servais – Octobre 1998



     Certains remèdes ont une matière médicale si riche, sont tellement indispensables dans une pratique médicale quotidienne pour résoudre quelquefois des situations graves qu'il est aberrant de les cantonner dans un domaine d'utilisation restreint à la manière allopathique alors que nous savons que tout remède représente une globalité, touche l'ensemble d'un système vivant et correspond à une dynamique générale quelle que soit l'apparence de ses zones d'action privilégiées. En un mot, tout remède est un "personnage" au–delà de son action spécifique dans une aire de similitude locale. Ainsi donc, depuis qu'en 1985 avec Lac caninum, j'ai pris le parti de ce postulat théorique, j'ai découvert dans ma clientèle des personnages Belladonna, Aconit, Chelidonium, Cina, Arnica, Chamomilla, Cuprum, Petroleum, Spongia, Baptisia, Rhododendron, Sanguinaria etc. Au fil des ans, ces cas tiennent la route à l'égal de Sulfur ou Lycopodium tant au niveau de la pathologie chronique en cause au départ qu'au niveau comportemental ou  "d' état d'être à la vie". 

   
Ledum fait partie de ces remèdes qui s'étalent sur des pages et des pages dans nos matières médicales fondamentales et qu'on ne connaît que par un bout de la lorgnette. Je vous propose donc de le reparcourir.


C'est le Romarin des marais, le Ledon des marais, arbuste de cinquante centimètres qu'on trouve dans les tourbières, les bois de pins marécageux, près de grès mousseux et ombreux. Il a quasi disparu en France et on le retrouve par exemple en Suède, donc toujours dans des régions froides (il n'apprécie guère le soleil et la sécheresse). Il proliférait particulièrement à la période glaciaire et il est considéré comme un archaïsme végétal. Cet arbuste vit très vieux. Il ressemble à un jet d'eau et nous retrouvons déjà là la dynamique "de bas en haut" qui est une de ses caractéristiques. Il était empiriquement utilisé en phytothérapie comme narcotique, vomitif, antitussif, dans les fièvres éruptives, la galle, la lèpre, la teigne ou pour éloigner les insectes, la vermine. En effet, à part la chèvre qui le broute, il écarte, repousse par son odeur tous les autres animaux, insectes. Il les met à distance. Il donne au cuir de Russie son parfum très particulier.
En phytothérapie (TM, décoction), il a cette caractéristique d'être "capable d'aller jusqu'à l'extrême du capillaire". Nous connaissons tous son efficacité dans les traumatismes perforants, les vieilles ecchymoses, l'œil au beurre noir ainsi que son tropisme pour les endroits non charnus, les extrémités. Je vous rappelle ses grandes caractéristiques: l'aggravation au mouvement, à la chaleur locale ou du lit; son action centripète (comme les traumatismes perforants) ; l'amélioration par le froid, les bains de pied froid (souvenez–vous où il est planté), le repos œdème froid ; l'extension des symptômes des pieds vers le haut. Son hypersensibilité de la plante des pieds est bien connue de même que sa propension aux faux–pas (et dont aux entorses) qui semble montrer un défaut de sensibilité proprioceptive profonde (comme s'il s'arrangeait pour que l'information venue de l'extérieur reste limitée). Un petit fait produit chez lui un grand effetée une réaction générale "vers le haut" intempestive puisqu'il entraîne même un état de confusion mentale ; de même, une petite piqûre donne le tétanos. S'étonnera–t–on que ce soit un homme prudent ou qu'il ait des rêves de honte (d'être aussi fragile) ? D'ailleurs, il a un nombre énorme de douleurs ou de sensation de pression; il ressent donc le monde extérieur comme faisant pression sur lui, comme dérangeant, perturbant, agressif. Il est très facilement "piqué" au vif, très susceptible. Son hypersensibilité ne se limite pas aux plantes des pieds ! Il a ce symptôme d'une sensation de pied collé au sol comme rivé pour ne pas se laisser ébranler. N'est–il pas non plus amélioré en se couchant sur la face comme pour se la voiler, ignorer le monde extérieur ? L'impression qu'il me donne est qu'il traverse le monde extérieur comme un buisson d'épines ! Il a la mémoire très profonde des traumatismes anciens. Il n'est bien que planté, les pieds dans le froid, figé au plus profond de sa mémoire glaciaire. La moindre "piqûre" du monde extérieur, touchant le plus fin de ses capillaires, le force à bouger rompant l'extase de sa fixité éternelle. En grand flegmatique, il ne supporte particulièrement pas d'être dérangé à l'heure du thé: il a donc une aggravation générale l'après–midi! Il semble y avoir chez cette plante une obsession à vivre dans l'ombre comme si sa nature (et non par réaction) la portait à se retirer, se protéger étant donné son extrême sensibilité au monde extérieur. Même la blessure à laquelle elle est si réceptive reste froide (y compris le tétanos qui est une plaie "froide"). On a l'impression que sa mémoire ancestrale glacée l'empêche de s'échauffer, de s'enflammer, la laissant d'autant plus sans protection, sans capacité à réagir. Aversion pour la compagnie, pour ses amis, la vue même d'autrui. Crainte des hommes, misanthropie, haine même de ses semblables ! Mécontent des autres mais content de lui–même dans la solitude cristallisée de sa froide méditation.


   Qu'est–ce que Ledum a bien pu subir pour ainsi se retirer du soleil du monde, de la chaleur des êtres ? A–t–il trouvé la paix dans cette contemplation héroïque ? Probablement pas puisqu'il reste à ce point fragile au contact, hérissé à la moindre approche, touché au plus profond de lui–même à la moindre agression de l'environnement dont il se protège, si distant de ses semblables.