Philippe SERVAIS

De la présomption innocente ou triomphante à l’exigence rigoureuse ou fanatique, qu’en est–il de nos prescriptions ?

   
En début 2002, dans le cadre d'une journée de ØRencontresØ de l'INHF, j'ai présenté une douzaine d'histoires cliniques, chacune représentative d'un remède et d'un profil de patient. Relisant cette conférence aujourd'hui, quatre ans après, je m'aperçois que tous les cas ont tenu avec le même remède … sauf un qui, hélas, Øs'est cassé la gueuleØ en 2003, soit l'année qui a suivi la conférence. Et, bien sûr, vexation suprême pour un homéopathe, il s'agit du remède le plus rare de ceux présentés ! Exit le cas d'Hecla lava, seul cas au monde jamais exposé de ce remède ! Est–ce à dire que sa présentation en était nulle et non avenue ? Non, mais il ne s'agissait que d'un excellent simile et, par conséquent, la compréhension que j'avais pu en tirer du personnage rejoint l'océan des fausses découvertes ! Et pourtant, il me semblait bien que …
   J'ai essayé de comprendre mon erreur et j'ai fini par trouver ! Emporté par mon enthousiasme d'avoir ØsortiØ un cas de remède rare, j'ai manqué de discernement et suis tombé dans le piège, tant de fois décrié par moi–même, celui de confondre similitude de signifiants et identité d'objet. Ce patient m'avait mis sur la piste en me disant qu'un de ses rêves récurrents le plus habituel était de rêver d'éruption volcanique. Comme, tout en lui, autant ses symptômes que sa vie, évoquait un volcan, j'ai sauté sur le seul remède connu issu d'un volcan. Ce remède a ØtenuØ deux ans pour, ensuite, brutalement, ne plus avoir aucun effet. On peut donc considérer qu'il s'agit d'un cas  intéressant. Mais, malheureusement, il ne nous apporte pas ce qu'on peut souhaiter de ce genre de cas où un remède rare est utilisé : une compréhension de l'essence d'un nouveau remède.

Etait–il prévisible que cela se passe ainsi ? Tout à fait. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première est que je ne me suis pas appuyé sur un symptôme pathogénétique, la seconde est que je ne me suis pas appuyé non plus sur l'idiosyncrasie de la souche. Cette considération simpliste qui consiste à penser Øil me fait penser à un volcan, donc je vais lui prescrire du volcan Ø n'a rien d'une démarche homéopathique et est plutôt d'inspiration ØparacelsiqueØ (la doctrine des signatures). Ce que je veux affirmer simplement, c'est qu'il était logique que ce remède ainsi prescrit ne se présente pas à terme comme véritable simillimum. 
Qu'est ce qui est caractéristique d'Hecla lava ? Probablement sa nature volcanique. Mais quelle en est l'idiosyncrasie, la spécificité ? Sûrement pas sa nature volcanique ! Si nous expérimentions une série de pierres de volcan, il est probable que nous retrouverions, dans les pathogénésies, des symptômes évoquant Vulcain. Mais nous ne serions pas encore là dans la véritable homéopathicité. La question à poser devrait être : qu'est–ce qui fait que cette substance est différente de toutes les autres et tout particulièrement des autres laves de volcan. Quelle en est sa nature intime ? Le seul et unique moyen de le savoir est de passer par son expérimentation sur l'homme sain, ce qui, à ma connaissance, n'a pas encore été fait très sérieusement. Nous serons sûrement surpris de découvrir un univers très personnel et subtil, à côté de symptômes bien sûr très ØminérauxØ et très ØvolcaniquesØ.

Si nous suivons les voies de certains homéopathes Ønew ageØ, nous pouvons par contre trouver dans la littérature des cas d'Hecla lava comme celui–ci que j'ai découvert sur l'Encyclopedia.
Il s'agit d'un homme atteint de sinusite qui ressent sur le sinus une pression vers l'extérieur lui donnant l'envie d'exercer dessus une pression contraire. Il ressent dans ce sinus une grande chaleur avec l'impression que cela pourrait exploser et il a évidemment l'envie d'éjecter brutalement cette inflammation. Il a donc véritablement une sensation de ØvolcanØ. En outre, dans sa vie, il éprouve aussi cette sensation de ØpressionØ du milieu comme beaucoup d'entre nous. Il se dit trop impulsif, se contrôlant difficilement (impulsion d'achat). Et, comme toujours beaucoup d'entre nous, il a ressenti dans son enfance la Øpression terrible de ses parentsØ. Et voilà, vite fait, un nouveau cas Hecla lava !
Et si, dans la même veine que ces fantaisies nouvelles, nous extrapolions, la matière médicale d'une autre lave, Vesuvio lava par exemple, que pourrions–nous imaginer ? A côté des sensations de pression, d'explosion auxquelles on ne pourrait sûrement pas échapper, je verrais bien des symptômes du genre Øtout geste du quotidien est ressenti comme pouvant être le dernierØ ou Øimpression que le ciel peut lui tomber sur la tête à tout instantØ ou encore Øbrutale sensation de brûlure partant des pieds pour ensuite remonter vers la têteØ ! Un nouveau remède est né dont il n'est même plus nécessaire de faire la pathogénésie !

Je me souviens avoir entendu décrire un nouveau remède à la mode, Lac delphinium, d'une telle manière que mon ami Yves Maillé, à côté de moi, me fit cette très juste réflexion : Øon dirait un inventaire de tous les poncifs qui ont cours sur les dauphins dans les documentaires pour enfantsØ. S'agissait–il vraiment d'un compte–rendu de proving réalisé avec sérieux ? J'en doute !

Dans la même inspiration orientale, n'ai–je pas entendu parler de l'utilisation de la pierre du mur de Berlin comme remède ! Et qu'en était–il dit ? Que, Øpour ce remède «»,ère contient le concept de séparationØ !!! (Sic)

 Arrêtons ces délires, au risque de donner raison à nos détracteurs. Ne nous laissons pas aller à ces facilités ! Arrêtons de chercher désespérément des méthodes simplificatrices pour prescrire plus aisément !  L'histoire de l'homéopathie est ainsi jalonnée de recherches désespérées de martingales ! Aucune n'a tenu avec le temps. 

Emporté par son enthousiasme lié à des résultats cliniques prometteurs, dans les années quatre–vingt dix, Masi avait un moment laissé entendre que, pour la connaissance d'un remède, la clinique sans pathogénésie pouvait quelquefois suffire. Il a très rapidement compris le danger de ce genre de proposition. En effet, mal comprise elle pouvait laisser entendre que, dorénavant, les provings devenaient inutiles.  Or, avoir un bon résultat clinique avec une substance dynamisée ne signifie pas faire de l'homéopathie. 
Il y a essentiellement deux méthodes pour faire avancer la connaissance de la matière médicale. 

La première
, traditionnelle, consiste à faire une expérimentation fouillée de la substance, d'en relever tous les symptômes y compris et surtout les plus frappants, les plus spécifiques. A partir de cette pathogénésie et de sa mise en répertoire, le praticien va pouvoir prescrire. La réussite de cas cliniques va permettre d'amplifier la compréhension du remède et de confirmer les symptômes pathogénétiques.  
La deuxième consiste, à partir de bribes de pathogénésies, de cas cliniques sauvages réussis ou encore, pourquoi pas, d'une intuition, d'extrapoler une hypothèse de compréhension de la substance et d'essayer de la prescrire pour voir si cette hypothèse se vérifie. En cas de réussite de plusieurs cas abordés selon cette compréhension et seulement à cette condition, l'hypothèse se transforme en proposition sérieuse. C'est ce que l'on appelle faire une induction c'est–à–dire une opération mentale consistant à remonter des faits à la loi, à remonter de cas donnés singuliers à une proposition plus générale. Il s'agit alors d'une proposition porteuse d'une vérité potentielleUn exemple extrême : ce cas d'Acer negundo que m'a envoyé Marie–Luc FayetonPassionnant mais hasardeux A partir de quatre symptômes banals, peu valorisés, elle tombe sur Acer circinatus ! Comme ce remède n'existe pas en pharmacie, elle donne Acer negundo (avec l'idée que le patient exprime beaucoup le thème de la beauté et que la plante Acer negundo est plus belle qu'Acer circinatus !). Prescription audacieuse s'il en est ! Pourquoi pas !  En exergue de ce cas qui n'a que quelques mois de recul, elle écrit ØIl voit et mémorise tout ce qui se passe autour de lui mais ne voit pas ce qu'il faitØ. Il ne s'agit ici que d'une pure hypothèse de compréhension de ce remède inconnu, une piste éventuelle qui demande confirmation.

Il existe, dans le monde homéopathique actuel, une troisième méthode, nouvelle. Elle consiste à employer systématiquement, hors pathogénésie ou expérience clinique, le mode déductif pour tenter d'approcher un remède encore inconnu. (Rappelons que la déduction est un procédé de pensée par lequel on conclut d'une ou de plusieurs propositions données à une proposition qui en résulte, en vertu de règles logiques). On s'appuie alors sur une construction intellectuelle purement logique pour en déduire les vertus d'une substance. C'est la méthode utilisée par les adeptes du tableau de Mendeleïev. Pourquoi pas ! Mais, comme précédemment, les remèdes ainsi découverts n'auront Øvaleur homéopathiqueØ qu'après confirmation des hypothèses proposées par une pathogénésie ou au moins par plusieurs cas cliniques réussis. Le danger de répandre et de généraliser une telle méthode est de faire croire aux homéopathes sans expérience que le raisonnement logique (sans recherche des symptômes spécifiques au patient) peut être une source fiable et sûre de prescriptionalors qu'il ne s'agit que d'une pure proposition de technique expérimentale de recherche avancée pour homéopathes confirmés possédant parfaitement la connaissance de la matière médicale classique ! Si cette méthode de recherche, en soi, ne me dérange pas, je m'inscris en faux contre son utilisation généralisée en pratique clinique et plus encore dans l'enseignement

Autre méthode déductive, celle appliquée au monde végétal. Là, bien plus que pour le monde minéral avec le tableau de Mendeleïev (qui a le mérite d'une classification scientifique rigoureuse, vérifiée au fil des décennies), l'aléatoire me paraît être la règle. Vu ce que l'on sait de la classification morphologique des plantes, les prémisses utilisée(regroupement par familleme paraissent très approximatives et l'abord déductif par conséquent peu fondé. 
Autre méthode déductive encore, celle qui consiste à imaginer la spécificité d'un composé minéral à partir de la connaissance qu'on a (ou qu'on croit avoir) des deux éléments simples qui le formentTout homéopathe expérimenté a un jour, devant un patient légèrement amélioré par Sulfur et par Calcarea, tenté de lui prescrire Calcarea sulfurica ! La plupart du temps, ce raisonnement ne donne hélas pas de résultat, ce qui est logique puisque le composé a lui–même sa propre idiosyncrasie qui ne se résume pas à la pure juxtaposition des deux éléments qui le structurentPar cette méthode, on en arrive malheureusement (les légendes deviennent vite des vérités dans le monde homéopathique !) à des descriptions de remèdes totalement fantaisistes. Ajoutons que ceux qui ont lancé cette mode semblent en outre très mal connaître leurs bases de matière médicale ! Ainsi, Jan Scholten attribue–t–il au radical ØnitricØ ou ØkaliØ des vertus pour le moins étonnantes, bien éloignées de la réalité clinique. Les prémisses ici sont non plus seulement aléatoires mais carrément fausses !


Nous avons à notre disposition une science merveilleuse dont le fondement est sa méthode expérimentale originale. Nous avons parallèlement toute la richesse de notre clinique, pour peu que nous restions rigoureux dans notre pratique. Confrontant inlassablement ces expérimentations avec cette clinique, nous continuons tous les jours à découvrir d'autres horizons, des champs inexploités, des remèdes nouveaux ou oubliés. Partant toujours de ces pathogénésies et de cette clinique, nous forgeons des hypothèses nouvelles sur certains d'entre eux que nous confrontons inlassablement à la réalité de notre pratique. Ainsi pouvons–nous confirmer ou infirmer certaines pistes de compréhension. Et il s'avère que nous parvenons quelquefois, par cette voie rigoureuse, à élargir nos connaissances pour le plus grand bien des patients.
Laissons à d'autres divagations et vaticinations !



Mais alors, si nous nous refusons aux dérives présomptueuses qui ont surtout pour but d'asseoir une réputation de prescripteur hors–pair, de fine lame ordonnancière face aux collègues subjugués, ne nous faut–il pas d'autant plus sérieusement et scrupuleusement analyser le résultat réel de nos prescriptions face à nos malades ? Dans notre clientèle, nous nous retrouvons le plus souvent confrontés à des maux chroniques divers et variés. Sans même parler de maladies chroniques bien définies, nous avons à prendre en charge des organismes fonctionnant de travers, cahin–caha.  Nous avons la nécessité d'abord de faire le relevé précis de tous ces dysfonctionnements. Les âmes aussi sont en peine et nous avons également à en relever les plaintes. Pourquoi cet état des lieux préalable, précis et exhaustif, si ce n'est pour définir, avec le patient, la hauteur du projet de guérison et, par voie de conséquence, l'intention que nous, praticien, allons mettre dans notre prescription ? Si ce n'est également pour, après traitement, pouvoir juger objectivement des améliorations ou guérisons obtenueet ne pas considérer comme guérison ce qui ne l'est pas ? 
En d'autres termes, à la fin d'une consultation et lors de la prescription, nous devons nous poser la question : qu'est–ce que j'attends du remède donné ? Nous connaissons, pour l'avoir tous vécu, les possibilités parfois incroyables de l'homéopathie. Il nous faut donc définir le cadre du possible, en mettant bien sûr la barre au plus haut. Nous savons pouvoir guérir une polyarthrite rhumatoïde ou un lupus, nous savons pouvoir aider nos patients à transformer leur vie en les allégeant du poids de la peur et de l'angoisse. Mais de là à nous affubler des atours de demi–dieu comme des homéopathes ont pu le faire, il y a de la marge ! Certains ont quelquefois dépassé cette limite. Fréquentant depuis des lunes le monde homéopathique, j'ai vu courir les idées les plus folles, qui ont, hélas parfois, causé à leurs auteurs de sérieux ennuis et fait courir à l'homéopathie les plus grands dangers par accusation de pratique sectaire. J'ai vu aussi des confrères impressionnés par l'idéalisme extrême de certaines doctrines ne plus oser prescrire quoi que ce soit par crainte de faire une suppression ! Suppression signifiant alors enfer et damnation. Imaginez ! Bien prescrire c'est–à–dire prescrire le fin du fin du simillimum, ce serait permettre au patient de se réconcilier avec Dieu et, accessoirement, … de guérir de ses maux ! Hors cette prescription magistrale, point de salut !



Mon intention, par ces quelques réflexions à bâtons rompus, est de vous enjoindre à garder, en bon praticien, les pieds sur terre. En effet, par sa nature même, subtile, l'homéopathie pourrait facilement nous faire glisser vers ces horizons neptuniens où la raison n'a plus cours. 
Ne soyons – et cette remarque s'adresse tant à moi qu'à vous tous – ni trop présomptueux dans l'exercice de notre art (de façon ou innocente ou triomphante) ni trop fanatique (le fanatisme se situant, en ce qui nous concerne, dans l'au–delà de la rigueur) !