Philippe Servais
Grenoble
le 24 octobre 1998
LEDUM PALUSTRE
Certains remèdes ont une matière médicale si riche, sont
tellement indispensables dans une pratique médicale quotidienne pour résoudre
quelquefois des situations graves qu'il est aberrant de les cantonner dans un
domaine d'utilisation restreint à la manière allopathique alors que nous savons
que tout remède représente une globalité, touche l'ensemble d'un système vivant
et correspond à une dynamique générale quelle que soit l'apparence de ses zones
d'action privilégiées. En un mot, tout remède est un "personnage"
au-delà de son action spécifique dans une aire de similitude partielle. Ainsi
donc, depuis qu'en 1985 avec Lac caninum, j'ai pris
le parti de ce postulat théorique, j'ai découvert dans ma clientèle des
personnages Belladonna, Aconit, Chelidonium,
Cina, Arnica, Chamomilla, Cuprum,
Petroleum, Spongia, Baptisia,
Rhododendron, Sanguinaria etc. Au fil des ans, ces cas tiennent la route à
l'égal de Sulfur ou Lycopodium
tant au niveau de la pathologie chronique en cause au départ qu'au niveau
comportemental ou d'"état d'être à la vie".
Ledum fait partie de ces remèdes
qui s'étalent sur des pages et des pages dans nos matières médicales
fondamentales et qu'on ne connaît que par un bout de la lorgnette. Je vous
propose donc de le reparcourir.
C'est le Romarin des
marais, le Ledon des marais, arbuste de cinquante
centimètres qu'on trouve dans les tourbières, les bois de pins marécageux, près
de grès mousseux et ombreux. Il a quasi disparu en France et on le retrouve par
exemple en Suède, toujours dans des régions froides (il n'apprécie guère le
soleil et la sécheresse). Il proliférait particulièrement à la période
glaciaire et il est considéré comme un archaïsme végétal. Cet arbuste vit très
vieux. Il ressemble à un jet d'eau vertical s'étalant vers le haut et nous
retrouvons déjà là la dynamique "de bas en haut" qui est une de ses
caractéristiques. Il était empiriquement utilisé en phytothérapie comme
narcotique, vomitif, antitussif, dans les fièvres éruptives, la galle, la
lèpre, la teigne ou pour éloigner les insectes, la vermine. En effet, à part la
chèvre qui le broute, il écarte, repousse par son odeur tous les autres
animaux, insectes. Il les met à distance. Il donne au cuir de Russie son parfum
très particulier.
En phytothérapie (TM,
décoction), il a cette caractéristique d'être "capable d'aller jusqu'à
l'extrême du capillaire". Nous connaissons tous son efficacité dans les traumatismes
perforants, les vieilles ecchymoses, l'œil au beurre noir ainsi que son
tropisme pour les endroits non charnus, les extrémités. Je vous rappelle
ses grandes caractéristiques : l'aggravation au mouvement, à la chaleur
locale ou du lit ; son action centripète (comme les traumatismes perforants) ;
l'amélioration par le froid, les bains de pied froids (souvenez-vous où il est planté),
le repos –tout en ne pouvant rester assis- ; la froideur des parties atteintes,
l'œdème froid ; l'extension des symptômes des pieds vers le haut. Son
hypersensibilité de la plante des pieds est bien connue de même que sa
propension aux faux-pas (et dont aux entorses) qui semble montrer un défaut
de sensibilité proprioceptive profonde (comme s'il s'arrangeait pour que
l'information venue de l'extérieur reste limitée). Un petit fait produit chez lui un grand effet : ce faux-pas
crée une réaction générale "vers le haut" intempestive puisqu'il
entraîne même un état de confusion mentale ; de même, une petite piqûre donne
le tétanos. S'étonnera-t-on que ce soit un homme prudent ou qu'il
ait des rêves de honte (d'être aussi fragile) ? D'ailleurs, il a un nombre
énorme de douleurs ou de sensations de pression ; il ressent donc le
monde extérieur comme faisant pression sur lui, comme dérangeant, perturbant,
agressif. Il est très facilement "piqué" au vif, très susceptible.
Son hypersensibilité ne se limite pas aux plantes des pieds ! Il a ce
symptôme d'une sensation de pied collé au sol comme rivé pour ne pas se
laisser ébranler. N'est-il pas non plus amélioré en se couchant sur la face
comme pour se la voiler, ignorer le monde extérieur ? L'impression qu'il me
donne est qu'il traverse le monde extérieur comme on le ferait d'un buisson
d'épines ! Il a la mémoire très profonde des traumatismes anciens. Il
n'est bien que planté, les pieds dans le froid, figé au plus profond de sa
mémoire glaciaire. La moindre "piqûre" du monde extérieur,
touchant le plus fin de ses capillaires, le force à bouger, rompant l'extase de
sa fixité éternelle. En grand flegmatique, il ne supporte particulièrement pas
d'être dérangé à l'heure du thé : il a donc une aggravation générale l'après-midi
! Il semble y avoir chez cette plante une obsession à vivre dans l'ombre comme
si sa nature (et non par réaction) la portait à se retirer, se protéger
du fait de son extrême sensibilité au monde extérieur. Même la
blessure à laquelle il est si réceptif reste froide (y compris le tétanos
qui est une plaie "froide"). On a l'impression que sa mémoire
ancestrale glacée l'empêche de s'échauffer, de s'enflammer, le laissant
d'autant plus sans protection, sans capacité à réagir. Ledum
présente d'ailleurs une aversion pour la compagnie, pour ses amis, la vue
même d'autrui. Crainte des hommes, misanthropie, haine même de ses
semblables ! Mécontent des autres mais content de lui-même, il se rassemble
dans la solitude cristallisée de sa froide méditation.
Qu'est-ce que Ledum a bien pu
subir pour ainsi se retirer du soleil du monde, de la chaleur des êtres ? A-t-il trouvé la paix dans cette contemplation héroïque ?
Probablement pas puisqu'il reste à ce point fragile au contact, si distant de
ses semblables, hérissé à la moindre approche, touché au plus profond de
lui-même à la moindre agression de l'environnement dont il se protège.
Lorsque François Gamby,
m'entendant dans un couloir de congrès parler de mes réflexions sur ce remède,
m'a demandé de bien vouloir venir en parler ici, je pensais "tenir"
un ou deux cas cliniques d'utilisation de Ledum en
tant que remède de fond. Hélas, depuis lors, j'ai déchanté car aucun de ces cas
n'a "tenu" ! Ne pouvant m'appuyer, comme j'ai l'habitude de le faire,
sur une expérience clinique sérieuse, je ne peux que suggérer, comme nous
l'avons vu plus haut, des orientations possibles, des hypothèses pour saisir
dans toute sa profondeur ce remède qui, de manière évidente, doit correspondre
à un type bien particulier d'individu.
Je citerai le cas relaté par le Dr Lucile Cisel
qui semble solide mais malheureusement n'est pas très fourni.
Il s'agit d'une jeune femme, dite allergique à tout, qui
présente depuis un an une grosse urticaire très handicapante. Elle se plaint en
plus d'un engourdissement incompréhensible du gros orteil. Son caractère est
difficile. "Elle se pique rapidement, elle se vexe pour tout, est très
susceptible", nous dit son mari. "Je m'anesthésie", expression
qu'elle utilise très fréquemment. A dix-huit ans, elle a ressenti pendant un an
"un dégoût des êtres humains". Elle est hautaine, peu communicative
et visiblement à fleur de peau. Ledum (c'était il y a
trois ans) a réglé tous ses problèmes et semble avoir avantageusement amélioré
son caractère.
Je peux également vous présenter mon unique cas clinique qui
semble avoir tenu la route mais que, malheureusement, j'ai perdu de vue suite à
un départ à l'étranger. L'aspect purement médical de ce cas est relaté au début
de mon livre et je vous le rappelle ici.
M. Dupont est un grand bricoleur. Il y a trois jours, dans
son atelier, il a fait tomber par mégarde sur lui une planche cloutée et l'un
des clous lui a entaillé le mollet. Par précaution, il a immédiatement
désinfecté la plaie puis il s'est remis au travail. Le lendemain, il se
réveille avec une jambe énorme et douloureuse ainsi que de la fièvre. Lorsque
je le vois deux jours plus tard, il présente un gros œdème s'étendant du genou
aux orteils. La peau est tendue et brillante. La douleur est telle qu'il peut à
peine marcher. L'irradiation douloureuse monte jusqu'à l'aine et les ganglions
inguinaux sont enflammés. Bref, il souffre d'une sérieuse lymphangite à traiter
rapidement.
Il a la sensation que sa
jambe est transpercée de multiples aiguilles et qu'en même temps elle est
courbaturée "comme si j'avais été roué de coups". Il a une terrible
démangeaison sur le dessus du pied au point que, pour s'en soulager, il s'est
gratté au sang. Il ne peut calmer ses douleurs que par des bains très froids.
La chaleur sur la jambe (y compris dans le lit) lui est insupportable. Le cas
est suffisamment clair pour ne pas passer à côté de Ledum
que je lui donne en 5ch (à répéter toutes les deux heures, après succussion,
jusqu'à amélioration puis espacement des prises). Le lendemain, la jambe a déjà
dégonflé et la douleur est bien moindre. La démangeaison a disparu. Une dose en
15ch. Trois jours plus tard, la jambe a repris un aspect normal et la douleur a
quasi disparu. Il reprend le travail au bout de sept jours, totalement guéri.
Je vais voir ce patient
trois fois en deux ans (1989-1990) avant son départ, pour un simple suivi
médical car, à part cet incident, il est en très bonne santé. Malheureusement,
mes notes à son propos sont maigres du fait qu'il répond parcimonieusement à
mes questions et que je ne parviens pas à lui soutirer grand-chose
d'intéressant ("je suis normal") si ce n'est qu"'il
a un caractère de cochon". D'après sa femme, le traitement l'a rendu plus
agréable à vivre et moins énervé (en effet, lorsque je l'ai revu quelques mois
après son épisode aigu, ne sachant que lui donner pour "son état
général", j'ai prescrit une dose de Ledum 1000k
en me disant que la guérison de sa lymphangite avait été suffisamment
spectaculaire pour aller y voir de plus près).