Dr Ph.M. Servais

 

 

 

 

 

BREF RAPPEL DE L'EVOLUTION DE LA PENSEE SCIENTIFIQUE EN BIOLOGIE - 1991

 

 

 

 

Pour présenter l'homéopathie, je crois qu'il n'est pas inutile de l'inscrire d'abord dans le contexte de l'histoire de la pensée, de voir rapidement quelle filière conceptuelle elle suit, dans quelle philosophie elle trouve son origine. Rappelons brièvement l'évolution de la pensée scientifique depuis les origines.

Sous l'influence de Pythagore, Platon définit ce qu'il appelle les Formes, les Formes éternelles, les Idées. Alors que le monde abonde en entités changeantes, seules les Formes éternelles existent réellement en dehors de l'espace et du temps et les manifestations particulières ressenties par l'expérience sensorielle n'en sont en fait que le Reflet. Les Formes éternelles sont immuables et ne peuvent être perçues que par l'intuition intellectuelle et même mystique. Il y a l'Idée-Cheval qui façonne le vrai cheval.

Aristote va contre-dire son maître et nie l'existence de ces Formes Transcendantes. Pour lui, les formes d'entités particulières sont inhérentes à ces entités. Il croit la nature animée et tous les êtres vivants dotés d'"Ames", Immanentes aux êtres vivants réels. C'est le Principe Vital: la nature est vivante et animée de desseins naturels.

Au Moyen-Age, St Thomas d'Aquin fit une synthèse de la philosophie aristotélicienne et de la théologie chrétienne. Pour lui, seuls les être humains étaient capables d'évoluer vers le dessein de Dieu, le reste de la nature demeurant immuable.

A la suite de Copernic, Kepler définit le monde réel comme l'harmonie mathématique décelable dans les choses. Les qualités changeantes qui nous sont familières se situent à un niveau de réalité inférieure: elles n'existent pas vraiment en temps que telles. L'esprit humain, conçu par Dieu, ne peut avoir comme certitude que des connaissances quantitatives. Par la suite, pour Galilée, la nature n'agit qu'au moyen de Lois immuables mathématiques qu'elle ne transgresse jamais. Cet ordre est imposé par Dieu. D'un côté donc, il y a ce qui est absolu, objectif, immuable, mathématique; c'est la Connaissance. De l'autre, il y a l'opinion, l'illusion. L'expérience humaine commence à avoir tendance à être bannie du domaine de la Nature. Il exclut toute expérience humaine non réductible à des principes mathématiques objectifs. Le seul lien subsistant entre les êtres humains et l'univers mathématique est la capacité des hommes à appréhender l'ordre mathématique des choses.

Descartes va pousser à l'extrême cette vision mathématique. Il y a d'une part l'univers matériel régi par les Lois mathématiques; d'autre part, les esprits humains rationnels qui, à l'instar de Dieu, sont de nature non matérielle, spirituelle. Tous les végétaux, animaux et même les corps humains deviennent des machines inertes. Seuls les esprits rationnels sont non-mécaniques, sont spirituels et possèdent la capacité divine d'appréhender l'ordre mathématique du monde. C'est la philosophie Mécaniste qui est encore, en plus sophistiquée, celle d'aujourd'hui. Descartes supposait que l'esprit humain entrait en interaction avec le cerveau dans la glande pinéale. Aujourd'hui, on situe la conscience dans le cortex cérébral. Cela reste le problème "du fantôme dans la machine".

Il existe une autre tradition de la Grèce antique: la philosophie Atomiste (Démocrite) . L'Etre absolu est une multitude de choses minuscules, indivisibles, indifférenciées et inchangeantes: les Atomes matériels qui constituent la base immuable des phénomènes changeants du monde. L'Etre absolu est matière. C'est la philosophie Matérialiste. Pour le matérialiste, contrairement à Platon, il n'existe ni esprit universel ni Dieu. La seule réalité est celle de la matière en mouvement. Même les pensées humaines ne sont qu'un aspect des changements matériels dans le corps.

Newton va faire une synthèse de l'atomisme et du concept de lois mathématiques éternelles. Il s'agit pour lui d'une matière permanente en mouvement soumise à des lois non-matérielles permanentes. C'est encore la vision actuelle scientifique: réalité physique et lois mathématiques. Donc notre tradition scientifique est à la fois matérialiste et platonicienne. Les biologistes ont plus mis l'accent sur l'aspect matérialiste; les physiciens plus sur l'aspect platonicien.

Si nous faisons un grand bond dans le temps, nous arrivons  à la théorie quantique (de Broglie etc.), très platonicienne. Pour elle, les plus petites unités de matière ne sont plus des objets physiques au sens ordinaire mais des formes, des structures, des Idées dont il n'est possible de parler sans ambiguïté qu'en termes mathématiques. On a découvert une multitude de particules élémentaires quantiques. La tentative pythagoricienne continue, visant à trouver, au-delà du monde changeant de l'expérience, une réalité mathématique éternelle qui n'évolue pas à travers le temps et n'est pas affectée par les faits réels quels qu'ils soient.

En parallèle avec cette philosophie platonicienne, rationaliste, en sciences et en biologie, existe une autre tradition qui est la tradition Aristotélicienne. Celle-ci prend en biologie la forme du Vitalisme. Alors que les Mécanistes prétendent que les organismes vivants sont des machines inertes, physico-chimiques, les Vitalistes affirment qu'ils sont véritablement vivants. Les Principes Organisateurs inhérents aux végétaux, animaux, humains (les "Ames" d'Aristote) sont appelés Facteurs Vitaux ou Entéléchies. Pour les Vitalistes, ces facteurs vitaux immatériels organisent le corps et le comportement des organismes vivants d'une manière holistique et finalisée. Lorsque les organismes meurent, les facteurs vitaux les quittent.

Si le vitalisme n'apparaît pas explicitement dans la bouche des biologiste, il transparaît pourtant dans des entités théoriques comme les "programmes génétiques". A partir du 20e siècle, dans la ligne du Vitalisme, s'est développé l'Organicisme (ou philosophie holistique ou d'approche des systèmes) . Tous les organismes constituant la nature renferment leurs propres principes organisateurs. Ceux-ci ne sont plus des "âmes" mais des "principes d'organisation émergents" ou des "champs organisateurs". Pour Whitehead, les organismes sont des "structures d'activité" à tous les niveaux de complexité. Il y a évolution des organismes complexes à partir d'états antérieurs d'organismes moins complexes. Même les particules sub-atomiques, les atomes, les molécules, les cristaux sont des organismes, d'une certaine manière, vivants. Les principes organisateurs des organismes vivants ne diffèrent qu'en degré des principes organisateurs des molécules, des sociétés, des galaxies. L'univers naturel est organisé en Système formé de systèmes du plus grand au plus petit. De même, pour chaque organisme individuel. Par exemple, une colonie de termites, organisme constitué d'insectes individuels, eux-mêmes organismes formés d'organes formés de tissus formés de cellules formées de systèmes sub-cellulaires organisés, formés de molécules formées d'atomes formés d'électrons et de noyaux formés de particules nucléaires. A chaque niveau, on rencontre des Touts organisés, formés de parties qui sont elles-mêmes des Touts organisés. Et à chaque niveau, le Tout est plus grand que la Somme de ses Parties. Le Tout n'est jamais réductible à la somme de ses parties. Le Tout possède une intégrité irréductible.  En médecine, nous le voyons dans l'expérimentation d'un médicament sur des individus. Celui-ci n'agit pas uniquement sur le point cible mais obligatoirement sur la totalité des organes et des fonctions de l'organisme. La philosophie organiciste de la nature est très proche de la tradition aristotélicienne et du Vitalisme. Elle est simplement plus radicale: pour elle, les organismes à tous les niveaux de complexité (des particules sub-atomiques aux galaxies) sont vivants.

La Théorie Mécaniste de la vie fournit l'approche orthodoxe, officielle de la biologie. C'est, nous l'avons vu, une synthèse des philosophies de la nature platonicienne et matérialiste: d'une part, la nature est régie par des lois éternelles non matérielles; d'autre part, toute réalité physique repose sur les atomes permanents de la matière. Une accentuation de l'aspect matérialiste de cette synthèse conduit à une approche Réductionniste, à une tentative visant à ramener des systèmes complexes à d'autres moins complexes. Plus la position d'une entité est basse dans la hiérarchie d'ordre, plus elle est réelle: l'atomiste insiste sur la réalité matérielle suprême des particules matérielles les plus petites et les plus fondamentales. En pratique, en biologie mécaniste, on n'essaie pas de réduire les phénomènes vitaux au niveau des particules fondamentales de la physique moderne. La réduction au niveau moléculaire est, en général, considérée comme suffisante. On explique les fonctions biologiques en termes de propriétés moléculaires, physico-chimiques et surtout de gènes chimiques. Comme si la réduction à partir des molécules était censée aller de soi, les structures et propriétés des molécules se réduisant aux propriétés des atomes et particules sub-atomiques et se soumettant aux théories actuelles de la physique. En outre, seul l'aspect quantitatif des phénomènes est pris en considération. Et, pourtant, les propriétés de l'hydrogène et du chlore, composant l'acide chlorhydrique, n'expliquent absolument pas les propriétés, la "qualité" de cet acide chlorhydrique qui est, en fait, un système à part entière non réductible à la somme de ses parties.

La doctrine homéopathique s'inscrit dans la vision aristotélicienne et vitaliste de la nature.

 

 

 

(Voir L'HOMOEOPATHIE A LA LUMIERE DE LA THEORIE DE LA CAUSALITE FORMATIVE DE  RUPERT SHELDRAKE)

 

           

 

 

Les conceptions de la nature chez les biologistes ont grandement varié selon les époques, empruntant un discours de mode analogique ou métaphorique fait d'images ou de modèles. Autant, avant le XVIIe, la pensée magique avec sa vision mythique et animiste de la nature avait cours, autant l'explosion de "l'homme technologique" à partir de ce siècle vit apparaître les métaphores mécanistes tirées des créations humaines de l'époque (machines hydrauliques, horlogerie etc.), conception plus encore anthropocentrique que la précédente. Aujourd'hui cette vision a toujours cours au travers du modèle informatique.

En fait, la désacralisation progressive de la nature depuis le XVIIè siècle (que la Réforme avait préparée) a conduit au fil des siècles qui ont suivi à cet humanisme laïque dont nous pouvons juger à l'heure actuelle l'ultime aboutissement : l'homme rationnel et conscient au sein d'une nature inconsciente et inanimée, la vie humaine seul élément encore sacré (pour combien de temps?) au sein d'une nature désacralisée, asservie à son pouvoir et à ses caprices.

En cette fin de XXe siècle et en ce début de XXIe, ce n'est que depuis très peu de temps que le mythe prométhéen de l'homme scientifique est remis en question par quelques esprits éclairés. Les préceptes de Francis Bacon restent plus que jamais d'actualité.

Dès le début du XVIIè siècle, René Descartes établissait les bases de l'idéal du détachement scientifique : l'homme, par sa raison, participait à l'esprit mathématiquen de Dieu lui-même, se fixant comme objectif de connaître les lois de la nature. Le Moi véritable de l'homme apparaissait comme un observateur désincarné et donc non participant d'un monde naturel vivant.

Ce fossé conceptuel entre l'homme et la nature, l'esprit et le corps, la tête et le cœur, l'objectif et le subjectif, la quantité et la qualité est plus que jamais présent dans l'esprit des représentant officiels de la science contemporaine. A toute la connaissance sensuelle de la vie qui, comme les sentiments, est la vérité de l'expérience vécue à chaque seconde de notre vie, s'oppose la vérité des modèles mathématiques dans un univers scientifique paradigmatique sans odeur ni son ni couleur, étranger à nos perceptions sensorielles. En fait, seule la quantité, le quantifiable est admis au détriment du qualitatif jugé peu "fréquentable" parce qu'insaisissable et donc bon pour les artistes et les poètes! Bien sûr, la science mécaniste a donné les preuves de sa valeur et plus encore aujourd'hui où les raffinements de la technologie nous permettent d'atteindre des sommets dans notre pouvoir sur le monde naturel mais pourtant elle ne nous permet de n'appréhender qu'une partie bien faible de notre expérience vitale laissant de côté la part la plus essentielle de notre existence. Sans parler de l'impasse écologique à laquelle, irrémédiablement, elle est en train de nous conduire et qui tendrait à prouver qu'elle s'est définitivement écartée de la vérité de notre finalité.

            Sauf à participer au conformisme ambiant qui par définition s'en réfère aveuglement aux caciques du moment dont les certitudes s'appuient sur la parole des mentors qui les ont précédés et ainsi de suite, il serait indispensable que les scientifiques reconnus par leurs pairs comme détenant les tables de la loi et de la vérité officielle se penchent un peu plus sur l'histoire de la pensée car sans fondement philosophique, particulièrement en biologie, une idée, une proposition ne peut être que purement spéculative et désincarnée, hors du champs de la réalité. Henri Bergson parlait d'"élan vital" lorsqu'il voulait expliquer la force créatrice de l'évolution et, en fait, le néo-darwinisme qui sous-tend les théories actuelles de l'évolution n'en est pas bien éloigné qui décrit le processus évolutif comme spontanément créatif. Les mutations aléatoires au sein de l'ADN sont sources de créations imprévisibles, hasards et nécessités intimement intriqués. La Nécessité n'est en fait que l'expression moderne et scientifiquement acceptable de la déesse Tyché des grecs ou même des Erynies. La charge subliminaire inconsciente des archétypes liés à la Matrice originelle, Mère Nature, Terre Mère, Tiamat babylonienne reste prégnante. Seuls ont changé, pour les rendre recevables, les attributs sémantiques et conceptuels, adaptés à l'aujourd'hui de la modernité scientifique.

Officiellement, la théorie mécaniste de la nature, confortée par les résultats obtenus grâce à la domination de celle-ci dans maints domaines technologiques, reste la seule conception acceptable. L'idéologie matérialiste imprègne les moindres recoins de la vie des hommes du XXe et XXIe siècle au point de leur donner l'illusion que la matière est la seule réalité qui vaille, au point d'imaginer que le monde qui nous entoure est entièrement inanimé, exception faite de l'homme lui-même à qui pourtant on hésite à reconnaître une autre nature. Et la médecine elle-même, emportée dans cet élan matérialiste et mécaniciste, adopte une théorie et une pratique en adéquation avec l'époque alors que les faits de l'expérience humaine eux-mêmes lui donnent majoritairement tort.

A l'heure actuelle pourtant, le déni est partout de cette conception mécanique: ce qui semblait marcher hier marche de moins en moins bien, qu'on envisage les conséquences dramatiques de la "conquête de la nature" sur le plan écologique, les aberrations de plus en plus flagrantes de l'économie mondiale basée sur les mêmes lois, l'impasse de la médecine dont les progrès ne sont eux-mêmes que mécaniques, techniques, diagnostiques, opératoires, transplantatoires sans jamais atteindre la subtilité systémique du vivant. Seul le confort intellectuel d'une conception générale une fois pour toute établie justifie, misérablement s'entend, une telle attitude.

Mais quelle remise en question que de reconnaître la vie là où elle est, c'est-à-dire partout, en nous et autour de nous, la nature animée, douée d'auto organisation et de finalité, la terre, organisme vivant et souffrant, capable de rébellion! Peut-on imaginer ce que cela signifie!

            Aristote et les médiévaux dont il fut l'inspirateur situaient l'âme au sein même de la nature qui était donc douée d'une activité d'organisation spontanée. Avec l'apparition de la philosophie mécaniste, les âmes disparurent de cette nature qui devint simple matière passive en mouvement. Ce fut d'abord à "l'âme du monde" que fut attribué le pouvoir organisateur d'un monde inanimé. Newton ensuite, avec sa théorie de la gravitation, fit des forces d'attractions une expression directe de la volonté de Dieu. Son Esprit imprégnant tout, la matière était sous l'emprise des lois mathématiques universelles. Après Newton et jusqu'à Einstein et sa théorie de champs gravitationnel, on oublia progressivement la nature divine de l'attraction universelle et la matière brute acquit ce pouvoir d'attraction agissant à distance. Selon les doctrines matérialistes du XIXème siècle, cette matière inanimée était la source même des forces invisibles.